Décarbonisation de l’économie et déproletarisation du savoir

Bifurquer, et après? Premiers jets pour de nouvelles narratives!

Xavier Van Den Bossche
8 min readAug 26, 2021

La pandémie qui a paralysé le monde en quelques semaines durant l’année écoulée, révèle désormais comme une évidence l’extraordinaire et effroyable vulnérabilité de notre modèle de développement linéaire.

Face à ces enjeux complexes et multifactoriels, on ne peut que se sentir démuni et c’est pourquoi, depuis une petite année déjà, j’ai repris les études. Je suis une formation de Facilitateur en Économie Circulaire au travers de laquelle dès le départ l’enjeu était clair, fixer les bases théoriques acquises ces dernières années au sein de projets autour de la transition et développer des softskills au niveau cognitif pour faciliter le changement dans les rapports professionnels avec les équipes des structures dans lesquels j’interviens dans ma pratique de consultant.

Notre modèle de développement contemporain est destructif et atteint ses limites ultimes. Sa toxicité est de plus en plus massive et multidimensionnelle (sanitaire, environnementale, mentale, épistémologique, économique). Le scénario à l’œuvre est engendré avant tout par le fait que l’économie industrielle actuelle repose sur un modèle physique dépassé qui dissimule systématiquement l’enjeu fondamental de l’ère Anthropocène et la prise en compte de l’entropie.

If not now, when; if not me, who? Greta THUNBERG

Durant les derniers mois, beaucoup ont pensé au fameux Monde d’après, d’aucun auraient aimé bifurquer et chacun y va de son analyse sur les effets toxiques de l’ère Anthropocène, qui se caractérise aujourd’hui par un capitalisme planétarisé réduisant la pensée humaine au calcul et à la raison algorithmique. J’ai eu la chance ces dernières années d’être impliqué dans pas mal de projets qui visaient à chercher collectivement les pistes pour amorcer une bifurcation vers de nouveaux modèles économiques et technologiques porteurs d’avenir.

L’ensemble de ces expériences constitue un début de récit sur ce qui est à construire pour demain. Et au travers de ces posts MEDIUM j’essaye dès que possible d’en faire quelques synthèses. J’écris sur mes rencontres, sur des livres ou des podcasts ou sur des voyages ou des projets dans lesquels je suis impliqué.

Le point de départ des thèses défendues dans Bifurquer, écrit sous la direction de Bernard STIEGLER, et que j’ai lu cet été, consiste à soutenir que l’Anthropocène correspond à une augmentation massive des taux d’entropie, aux niveaux physique (changement climatique, dissipation de l’énergie et épuisement des ressources), biologique (destruction des écosystèmes et perte de biodiversité) mais aussi psycho-social (l’ère post-vérité et la data economy peuvent être comprises comme des facteurs d’augmentation de l’entropie informationnelle, à travers la destruction des différents types de savoirs).

C’est ce dernier aspect sur lequel j’aimerais m’attarder en le connectant définitivement aux constats que j’ai pu faire dans les phases de transformation des entreprises que j’accompagne dans leur quête d’automatisation.

Exosomatisation des savoirs et technologie computationaliste

Exosomatisation du savoir en cours ces dernières décennies entraine la perte progressive des savoirs des travailleurs en raison de leur transfert vers le dispositif technologique. Cette tendance a été décrite pour la première fois par Adam SMITH, et septante deux ans plus tard par Karl MARX, qu’il a nommée prolétarisation. Cette perte de savoir est l’élément essentiel d’un processus plus général que l’on appelle la dénoétisation, c’est à dire la perte de capacité de penser (noésie).

Ceci pourrait paraitre poétique, il n’en est rien.

La technique devient la technologie, et, comme la technique, la technologie est observée comme un pharmakon: une médication, elle peut conduire à des résultats toxiques ou curatifs.

Lois de la thermodynamique

Menace sur une économie qui passe des lois de la mécanique newtonnienne à la thermodynamique

Un des cadres scientifiques qui aura émergé au XIXème siècle, en physique: avec la révolution industrielle s’est développé avec l’invention des moteurs thermiques. La science passe des lois newtoniennes à de nouvelles questions théoriques qui donneront naissance à la thermodynamique.

Les physiciens développent alors le concept d’entropie, et montrent que celle-ci ne peut qu’augmenter dans des systèmes isolés — ce qui constitue le second principe de la thermodynamique. En physique, l’énergie est conservée par principe, mais l’augmentation de l’entropie signifie qu’elle devient moins utilisable pour effectuer des taches macroscopiques.

la vie constitue une exception à la deuxième loi de la thermodynamique

L’économie industrielle actuelle est basée sur des logiques de prédictibilité qui reposent sur des archaïsmes scientifiques des lois newtonniennes et qui mènent à l’insolvabilité de nos modèles. Nicholas GEORGESCU- ROEGEN l’objectera à Joseph SCHUMPETER dès 1971, nos logiques économiques se basent sur les principes de la physique aujourd’hui désuets. Modèles de la physique newtonienne dépassés — un mécanisme ignorant les contraintes de localité en biologie et de tendance entropique dans l’information computationnelle (basé sur l’informatique) réticulée (qui forme, imite un réseau).

Typologie de l’Economie Circulaire comme pharmakon?

Homo Faber vise en principe à adapter son milieu vital à ses besoins, autrement dit à faire surgir du chaos un cosmos, de l’immonde un monde humainement viable. Mais par son travail, il peut inversement détruire ou saccager, volontairement ou non, son milieu vital, et le rendre humainement invivable.

La question du travail et la situation écologique sont indissociables

A la différence de l’emploi, dont il est donc strictement distingué, tout comme il est distingué du labeur (ponos en grec), le travail (ergon en grec) est ici conçu avant tout comme une production de savoir.

Alfred LOTKA montre en 1945 que la production de savoir est la condition de la lutte contre l’entropie pour cette forme de vie technique qu’est la vie humaine. Si l’organogenèse en quoi consiste l’évolution du vivant en général est productrice d’organes endosomatiques spontanément ordonnés par les contraintes biologiques, dans la forme spécifiquement humaine de la vie, l’organogenèse est aussi exosomatique. Ce que LOTKA appelle l’évolution exosomatique, et les organes artificiels, qui sont ainsi produits par la coopération des groupes humains, requièrent chaque fois des savoirs qui intensifient leurs capacités néguentropiques plutôt que leurs tendances entropiques.

Le travail a donc été transformé en emploi durant l’industrialisation

Les pratiques des organes exosomatiques doivent donc être prescrites par des théories aussi bien que par des savoirs empiriques fournis par l’expérience.

A mon sens l’Economie Circulaire est une proposition d’un nouveau cadre pour penser l’économie en ce sens qu’elle lutterait contre l’entropie du système actuel. L’EC constitue a ce titre le pharmakon dont les facilitateurs doivent apprendre à doser la médication pour panser le Monde en cette phase de transition.

L’économie ne doit plus reposer exclusivement sur la physique newtonienne, mais doit intégrer la thermodynamique et c’est ce à quoi contribue l’EC.

Fablabs: nouveaux tiers-lieux de réappropriation

En quoi les fablabs constituent des lieux de déprolétarisation du savoir et dès lors de remise en capacitation au sens d’Amartya SEN?

J’observe depuis plusieurs années déjà les pratiques contributives à l’œuvre dans les tiers-lieux tel que les FabLabs. Ces pratiques démontrent à quel point les communautés apprenantes auto-organisation produisent un savoir collectif qu’elles souhaitent la plupart du temps ne pas monnayer. Dans l’Age du FAIRE Michel LALLEMENT explique comment le Mouvement Makers, au travers des espaces partagés mutualisés, expérimentent une utopie concrète basée sur la distribution ouverte de leur savoir. Les Makers font plus qu’imaginer une autre manière de travailler. C’est une nouvelle grammaire du vivre ensemble que, sous nos yeux, ils sont en train de composer.

C’est en ce sens qu’au delà des productions physiques d’objets parfois farfelus ou mal aboutis, que les Makers luttent contre l’entropie de notre temps et sont probablement les pionniers de la posologie des futurs pharmakon qui seront nécessaires au Monde de demain.

Vers des Réseaux Ouverts Contributifs (ROC)

L’ambition est aujourd’hui de travailler à la transformation résolue des normes comptables au travers de projets d’innovation économique territoriale en réseau. Afin de créer des polarités réticulées d’économie contributive dont l’objectif serait de lutter contre l’entropie.

Le travail de ces communautés s’inscrit en rupture et en vue de reformuler l’informatique théorique. L’informatique ne peut nous cantonner à assigner l’informatisation comme outil réducteur de calculabilité du marché — éliminant de ce fait la prise en compte des incalculables, qui sont toujours à l’origine des bifurcations. Le pharmakon dont nos communautés ont probablement le plus besoin aujourd’hui et qui est la capacité de penser hors du cadre collectivement.

Recherche contributive pharmakon d’une lutte contre l’entropie

Les ROC constituent alors des « des îlots d’entropie décroissante dans un monde où l’entropie générale ne cesse de croître ». Néanmoins, l’époque actuelle de l’Anthropocène se caractérise par la destruction de ces localités, sous l’effet du processus de globalisation économique, qui liquide les ordres juridiques territoriaux et désintègre les savoirs locaux. Dès lors, la question se pose de savoir comment reconstituer de telles localités écologiques, économiques et politiques, mais aussi psychiques et sociales — c’est-à-dire, des lieux écologiquement soutenables, économiquement solvables, collectivement habitables et désirables.

C’est ici que les Makers proposent d’expérimenter une nouvelle forme d’économie, l’économie contributive, qui pourrait se décliner de manière toujours singulière sur différents territoires, selon les spécificités locales, mais qui se caractérise néanmoins par une fonction et par un objectif précis. L’économie contributive a pour but de lutter contre la production d’entropie (au niveau écologique, biologique et psycho-social) en valorisant la pratique collective de savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir pratique, savoir technique, savoir artistique, savoir théorique, etc.).

Les pratiques des différents types de savoirs sont ici définies comme des activités de travail, c’est-à-dire, des activités de capacitation au cours desquelles les individus apprennent et se transforment, prennent soin de leurs environnements (techniques et sociaux) et donnent sens à leurs existences en se réalisant dans le monde. Elles se distinguent ainsi des activités d’emplois, qui engendrent souvent un phénomène de prolétarisation — dépossession des savoirs-faire liés au travail — car elles sont fondées sur l’application de procédures et l’exécution de tâches prédéterminées, dont la signification échappe aux employés.

Les activités d’emplois se révèlent alors productrices d’entropie (standardisation, répétition et homogénéisation des activités et des produits, épuisement des énergies naturels comme psychiques).

Au contraire, les activités de travail permettent la transmission et la transformation des savoirs ainsi que leur diversification : elles sont productrices d’anti-entropie. En valorisant les activités de travail, l’économie contributive, qui peut prendre diverses formes concrètes, permet donc de lutter contre la production d’entropie caractéristique de l’Anthropocène.

Lorsqu’on couple l’Economie Contributive à l’Economie Circulaire (EC2), un nouveau récit émerge que nous avons appelé des Réseaux Ouverts Contributifs (ROC).

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